Mardi 16 novembre 2021

Points experts

Les Dossiers de la Stratégie - "Comment la crise Covid a bousculé la politique monétaire" - Chapitre 3 : La guerre des monnaies devient numérique

La crise Covid a ébranlé l’économie mondiale et c’est grâce aux actions sans précédent des gouvernements et des banques centrales que le pire a pu être évité. Le mode opératoire des banques centrales, une nouvelle fois sous le feu des projecteurs, a été marqué par cet épisode et c’est ce que nous cherchons à décrypter avec cette série de papiers intitulée « Comment la crise Covid a bousculé la politique monétaire ».

Retrouvez les premiers chapitres de cette série :

  • "L'argent magique fait débat", ici .
  • "Les banques centrales s'emparent de nouveaux objectifs", ici

La monnaie et les moyens de paiement n’ont pas échappé à la digitalisation de l’économie accrue par la crise sanitaire. Les grandes banques centrales ont accéléré leurs travaux sur la création d’une monnaie numérique, notamment pour ne pas se faire prendre de vitesse…

La digitalisation des moyens de paiement, une tendance de fond

Les moyens de paiement électroniques (cartes bancaires, virements, prélèvements, monnaie électronique) se sont nettement développés lors des dernières décennies, ce qui constitue une véritable tendance de fond. Ainsi, en zone euro, la part du volume des transactions réalisées en monnaie fiduciaire est passée de 79% en 2016 à 73% en 2019, mais leur part en valeur a diminué de 54% à 48% sur la même période [1] . Cette baisse est plus marquée dans certains pays, les Pays-Bas par exemple. Les paiements en espèces vont probablement continuer à se raréfier car les ménages et les entreprises ont de plus en plus recours à des moyens de paiement électroniques et le développement d’applications de paiement mobile (Apple Pay, Google Pay, Alipay, WeChat Pay, etc.) accélère le processus.  

En réalité, l’une des questions les plus débattues en économie financière est de savoir si les pays développés vont abandonner les paiements en espèces et devenir des sociétés sans cash (cashless societies), ce qui soulève de très nombreuses questions économiques et financières, mais aussi philosophiques et morales. L’un des avantages d’un abandon de la monnaie fiduciaire est de rendre plus difficiles les activités criminelles. La suppression des billets de banque, du moins des grosses coupures, pourrait aussi permettre aux banques centrales de mettre en place des taux directeurs bien plus négatifs qu’aujourd’hui et de regagner ainsi des marges de manœuvre pour stimuler l’économie : c’est l’une des grandes thèses défendues par Kenneth Rogoff dans son livre The Curse of Cash [2] . Du côté des désavantages, des questions pourraient se poser sur la préservation de la vie privée ou sur la fracture numérique. 

La crise Covid a accéléré la digitalisation des paiements. Il a notamment été recommandé pour des raisons sanitaires de procéder préférentiellement à des paiements digitaux [3]  : par exemple, le plafond des paiements sans contact a été relevé à 50 euros dans quasiment tous les pays européens, pour éviter la manipulation des espèces. Dans le cas de la France, en ce qui concerne les paiements de détail, le recul des espèces s’est accéléré lors de la crise Covid tandis que la part des paiements dématérialisés a augmenté deux fois plus vite qu’avant la crise, passant de 51% en 2019 à 70% au premier semestre 2021. Une étude de la Banque mondiale portant sur la France a même montré que toutes choses égales par ailleurs, les commerçants ayant proposé des paiements sans contact ont réalisé un chiffre d’affaires supérieur de 8,3% par rapport à ceux qui ne le proposaient pas [4] .

La baisse de l’utilisation des espèces, qui ont la caractéristique de constituer à la fois une forme de monnaie et un moyen de paiement, a poussé les banques centrales à mener une réflexion sur la numérisation de la monnaie.

La numérisation des moyens de paiement pousse les banques centrales à numériser davantage la monnaie

Tout d’abord, il convient de clarifier le sujet des « cryptomonnaies », souvent associées à la numérisation de la monnaie. Apparues au début des années 2010, elles étaient initialement conçues comme des instruments d’échange dans le monde numérique, via des techniques de cryptographie. Elles ont progressivement pris pied dans l’économie réelle, au travers de services permettant leur achat ou vente contre des monnaies légales, et sont aussi utilisées comme des instruments d’échange ou plus récemment comme des instruments de placement. Cependant, comme l’explique notamment la Banque de France, les « cryptomonnaies » ne constituent pas une forme de monnaie car elles ne remplissent pas les trois fonctions généralement associées à la monnaie : la fonction d’intermédiaire des échanges, la fonction d’unité de compte et la fonction de réserve de valeur. Pour Benoît Coeuré [5] , ancien membre du Directoire de la BCE, « les cryptomonnaies sont de pâles imitations de la monnaie. Presque personne n’établit le prix des biens en bitcoins, très peu en utilisent pour les paiements et, en ce qui concerne la réserve de valeur, elles ne valent pas mieux que jouer de l’argent au casino. »  

Toutefois, si les « cryptomonnaies » ne sont pas une forme de monnaie, elles ont tout de même fait naître des inquiétudes chez les responsables politiques quant aux abus multiples qui leur sont associés (par exemple leur utilisation pour des activités illicites) et ont probablement pressé les grandes banques centrales à travailler à l’élaboration de véritables monnaies digitales (les Central Bank Digital Currencies, CBDC) : un « euro digital » pour la BCE, un « dollar digital » pour la Réserve Fédérale ou encore un « yuan digital » pour la PBoC. Cela s’annonce réellement comme l’un des grands chantiers auxquels vont s’atteler les banques centrales dans les années à venir : une enquête réalisée en 2021 par la BRI indiquait que 86% des banques centrales interrogées menaient des recherches actives sur le potentiel des CBDC.

L’idée générale serait de mettre à disposition des citoyens et des entreprises de la monnaie « banque centrale », jusque-là réservée aux seules banques commerciales. Il ne s’agirait donc pas d’une monnaie parallèle, mais d’une monnaie qui serait convertible à la parité avec de la monnaie fiduciaire : dans le cas de la zone euro par exemple, 10 euros digitaux détenues sur un compte à la banque centrale pourraient être convertis en un billet de 10 euros. L’objectif serait de fournir davantage de choix en termes de moyens de paiement, pour que les paiements quotidiens faits par les ménages soient plus rapides et plus sûrs et qu’il y ait davantage d’inclusion financière (car cette monnaie serait disponible pour tous, notamment pour les ménages non bancarisés). Evidemment, un certain nombre de travaux préparatoires restent encore à réaliser mais l’avènement des monnaies digitales n’a jamais paru aussi proche.

Dans le cas de la zone euro, la BCE a lancé en juillet 2021 un projet d’euro numérique, dont la phase d’étude devrait durer deux ans. Des expérimentations sont en cours avec différentes technologies. Pour Christine Lagarde, « le but de nos travaux est de veiller à ce que, à l’ère numérique, les ménages et les entreprises aient toujours accès à la forme de monnaie la plus sûre : la monnaie de banque centrale. » Elle a indiqué notamment qu’elle s’attendait à ce qu’un euro numérique soit lancé d’ici 2025.

Aux Etats-Unis, la Fed étudie également l’opportunité de lancer un « dollar numérique ». La Fed de Boston travaille notamment sur un projet de recherche sur le sujet avec le MIT. Toutefois, il ne semble pas y avoir de consensus au sein du Board of Governors : Lael Brainard semble très favorable à ce développement [6] alors que Christopher Waller n’en voit pas l’intérêt pour le moment [7] .

Parmi les grandes banques centrales, la PBoC est clairement la plus en pointe sur le sujet des CBDC. Elle a déjà lancé plusieurs expériences « pilotes » de son « yuan digital » (e-CNY), avec l’idée d’un déploiement plus net vers les jeux olympiques de Pékin en février 2022. Début novembre 2021, il y avait 140 millions de comptes en yuans numériques (dont 10 millions de comptes détenus par des entreprises) [8] . La taille maximale des portefeuilles d’e-CNY (« e-wallet ») dépend du niveau d’identification : un numéro de téléphone portable suffit pour ouvrir un compte mais la taille de celui-ci est dans ce cas limitée à 10 000 yuans.   

Une concurrence des banques centrales au sujet des CBDC ?

Chez les économistes, rares sont les sujets qui font couler autant d’encre que la place du dollar dans le système financier international. La création de l’euro à la fin des années 1990 avait pourtant conduit certains à prédire que le dollar allait disposer d’un concurrent sérieux. Pourtant, la monnaie américaine est restée la monnaie dominante des systèmes économiques et financiers internationaux et c’est désormais le yuan qui est considéré comme le concurrent le plus sérieux du dollar. Les trois zones (Etats-Unis, zone euro et Chine) entendent faire jouer à leurs monnaies un rôle important sur le plan international et il est désormais très vraisemblable que la « guerre des monnaies [9]  » se déplacera sur le terrain numérique.

D’ailleurs, l’une des motivations citées par les banques centrales elles-mêmes pour la mise en place d’une monnaie numérique est le fait que leurs homologues déploient leurs propres monnaies numériques. Lael Brainard a ainsi expliqué : « Si d’autres juridictions majeures ont une monnaie numérique, et que les Etats-Unis n’en avaient pas, je ne trouverais pas cela acceptable ». De son côté, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a justifié l’accélération du projet d’euro numérique par la progression rapide des projets similaires hors d’Europe et en particulier du yuan numérique [10] .

Une note [11] co-écrite par des économistes de la BCE et Fabio Panetta, membre du Directoire, résume les trois implications possibles du fait de donner accès à des non-résidents à une CBDC :

  • La possibilité qu’une CBDC puisse être utilisée hors de sa juridiction augmente le risque de substitution de monnaies. Si une CBDC étrangère était largement adoptée dans la population, la monnaie domestique pourrait alors perdre ses fonctions fondamentales, ce qui serait susceptible de nuire à l’efficacité de la politique monétaire et faire naître des risques d’instabilité financière.
  • L’utilisation de CBDC étrangères pourrait renforcer la transmission de chocs économiques d’un pays à l’autre, augmenter la volatilité des taux de change et altérer les dynamiques de flux de capitaux. Les économies ne disposant pas de CBDC seraient susceptibles de souffrir davantage des chocs internationaux et leurs banques centrales obligées d’y être encore plus réactives, ce qui affaiblirait la souveraineté monétaire. 
  • Le recours à une CBDC hors de sa juridiction risque d’avoir un impact sur le rôle international des monnaies. Le coût des paiements internationaux pourrait baisser, renforçant le rôle de certaines monnaies comme unité de paiement mondiale. Et les caractéristiques spécifiques des CBDC (sécurité, liquidité, robustesse) seraient de nature à renforcer leur utilisation internationale. La contrepartie en est qu’une monnaie plus fortement demandée s’apprécierait. Au global, les modèles de simulation des économistes de la BCE suggèrent que l’émission d’une CBDC devrait soutenir le rôle international d’une monnaie.

La possible utilisation du yuan numérique en Afrique fait notamment l’objet d’une attention particulière. Un papier de la fondation Carnegie pour la paix internationale [12] estime que « la Chine pourrait asseoir son influence sur les pays qui se sont endettés auprès d’elle en les poussant à accumuler des réserves en yuans numériques pour rembourser leurs prêts. […] Si le coût de passer à un yuan numérique est faible, ces pays ne verront plus d’avantage à continuer à commercer avec la Chine en dollars ». Il cite également le rôle que pourrait éventuellement jouer le yuan numérique dans les envois de fonds (remittances) s’il était rendu disponible en Afrique subsaharienne : les envois de fonds transfrontaliers y sont actuellement très chers et les CBDC représenteraient une solution à ce problème.  

Après la numérisation des moyens de paiement, c’est au tour de la monnaie elle-même d’être numérisée. La crise sanitaire a manifestement accéléré les projets de monnaie numérique des grandes banques centrales et il paraît vraisemblable que le système financier international assiste à une guerre des monnaies numériques dans les prochaines années.

[1] BCE, 2020, Study on the payment attitudes of consumers in the euro area (SPACE).

[2] Rogoff K., 2016, The Curse of Cash, Princeton University Press.

[3] Une augmentation des paiements sans contact et du recours au e-commerce a d’ailleurs été constatée.

[4] Banque mondiale, 2021, « Digital Payments and Business Resilience Evidence in the Time of COVID-19 », World Bank Policy Research Working Paper 9665.

[5] Coeuré B., 2018, « Bitcoin not the answer to a cashless society », ECB Opinion piece.

[6] « Fed's Brainard: Can't wrap head around not having U.S. central bank digital currency », Reuters, 31 juillet 2021.

[7] Waller C., 2021, « CBDC: a solution in search of a problem? ».

[8] « China’s PBOC Says Digital Yuan Users Have Surged to 140 Million », Bloomberg, 3 novembre 2021.

[9] En 2010, le ministre des finances brésilien Guido Mantega avait popularisé l’expression « guerre des monnaies » pour désigner la situation de concurrence entre les pays pour déprécier leurs devises afin de gagner ou de conserver de la compétitivité.

[10] Villeroy de Galhau, 2021, « Les voies pour l’avenir : La monnaie numérique de banque centrale (MNBC) et les paiements innovants », discours du 1er juillet.

[11] Ferrari M., A. Mehl, F. Panetta et I. Van Robays, 2021, « The international dimension of central bank digital currencies: Open research questions », VoxEU.

[12] Bansal R. et Singh S., 2021, « China’s Digital Yuan: An Alternative to the Dollar-Dominated Financial System », Carnegie Endowment for International Peace.

Retrouvez ci-dessous l'article dans son intégralité.

Bastien Drut, Responsable de la Macro Stratégie Thématique, CPR AM

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